Ces récits enchanteurs, merveilleusement illustrés, d'Appenzel au Valais mettent en scène, corbeaux, diables, dragons, squelettes et bouffons. Des exploits mythiques, des combats glorieux nous emmènent hors du monde et du temps. Des commentaires en apparté apportent un éclairage sur l'origine de ces histoires.
Extrait de la table des matières
Chalamala, le bouffon du comte de Gruyères (Fribourg)
La Marmite de la mère Royaume (Genève)
La Vouivre triste de Boncourt (Jura)
La Rose sauvage de la Béroche (Neuchâtel)
Longeborgne, le chagrin qui rend fou (Valais)
Le Diable des Diablerets (Vaud)
Mario et ses moutons au fond du lac de Cadagnon (Tessin)
Mario, le berger d’Airolo, ne parlait jamais trop. Etait-il idiot ? Au bal, il dansait de travers. Les filles se moquaient. Un ours suivrait mieux la cadence ! Aux quilles, il tirait à côté. Regardez-moi cet empoté ! À la messe, il chantait faux, ne disait pas « amen » quand il faut.
Mario, le berger d’Airolo, était-il idiot, comme le répétaient les gens d’Airolo ?
Quand on reste quatre mois d’été dans les alpages, au-dessus du val Piora, avec deux cents moutons, quand on travaille aux champs avec une mule et un âne, sans voir une âme humaine de tout le jour, il est vrai qu’on a l’air emprunté si l’on doit faire la conversation. Si l’on doit aller à la maison commune chercher un papier officiel. Si l’on veut faire comprendre à une jolie servante qu’on la retrouverait volontiers, le soir, à la fontaine. Immanquablement on se trouble, on bafouille, on rit bêtement…
Mario, le berger d’Airolo, était-il idiot ?
Une journée d’août, Mario surveillait ses brebis dans les grandes prairies d’estive. Il faisait chaud, les chiens tenaient le troupeau. Mario s’endormit confiant à l’ombre d’un rocher. Quand il se réveilla, une bonne heure plus tard, plus de brebis. Plus de chiens. Mario ne s’alarma pas tout de suite : allons, c’était encore ces satanées chèvres qui avaient entraîné les brebis vers un autre versant… Il marcha, cria, retenant parfois sa respiration pour écouter le silence, dans l’espoir d’entendre le bruit d’une sonnaille. Rien. Seul le trompètement d’un aigle, traçant ses cercles très haut au-dessus de lui, se répercutait de paroi en paroi.
Après avoir parcouru en vain de grandes distances, Mario se dit que son troupeau avait peut-être dévalé vers la vallée, effrayé par un loup en maraude. Mes chiens ne sont pas de taille à repousser la bête… Espérons que ces stupides brebis n’ont pas sauté une barrière rocheuse ! Les propriétaires qui me les ont confiées m’étriperaient !
De plus en plus inquiet, Mario arriva au bord du lac de Cadagno. Se penchant sur les eaux claires, il crut tout d’abord rêver : là-bas, au fond du lac, ses moutons broutaient calmement. Se déplaçant pensivement à leur manière, arrachant sans se presser des poignées d’algues et de mousse. Mario comprit bien vite la raison du phénomène. Fallait-il être idiot ! Sur les crêtes, un autre troupeau se déplaçait et c’était son reflet qu’il apercevait dans le lac. Restait qu’il avait perdu deux cents brebis et que, pour le moins, il allait être battu comme plâtre en rentrant au village.
La peur donne des idées. Mario savait qu’à cette heure, la plupart des fermiers à qui appartenaient les moutons avaient l’habitude de se retrouver à l’auberge pour boire force verres. Il y courut, constata que l’assistance était déjà bien imbibée, et lança, haletant :
- Tout le troupeau broute au fond du lac ! Je n’ai pas pu l’empêcher, car l’herbe est abondante ! Il faut que vous veniez m’aider pour remonter les bêtes !
Croyez-le, tout le monde suivit Mario. Ne pensant qu’à râler. Cet idiot ! Il aurait quand même pu mieux surveiller son troupeau !
Sur la rive, les fermiers constatèrent qu’effectivement les brebis se déplaçaient au fond des eaux limpides.
- Mario ! On va t’encorder et tu remonteras les bêtes une à une. Tu attaches le bélier en premier. Les brebis suivront.
Mario ne pouvait refuser. Il plongea. Arrivé au fond, il remonta d’un coup de talon.
- Mes amis ! Oubliez les brebis ! Il y a là un véritable trésor ! Des milliers et des milliers de pièces d’or tapissent le sol ! Nous allons tous être riches. Mais ce n’est pas moi, pauvre berger, qui ait le droit de ramasser cette fortune en premier…
- Un trésor ? Les anciens avaient donc raison : c’est le coffre-fort que gardait la vouivre du lac ! Appelons le président de la commune ! C’est à lui que revient l’honneur de remonter cet or.
Flatté, le président accepta la mission. On l’encorda, on le poussa dans le lac. Il était convenu qu’il tire la corde pour qu’on le remonte. Plusieurs minutes s’écoulèrent.
- Il a un sacré souffle, notre président !
D’autres minutes passèrent.
- Il doit trop s’emplir les poches. Déjà qu’il est rond et lourd comme une barrique…
Finalement, on se décida à le hisser : au bout de la corde, il n’y avait que le corps d’un noyé, la bedaine gonflée, et pas la moindre pièce d’or. Malheur ! C’est la faute de cet idiot de Mario !
Les fermiers eurent vite fait de faire le procès du berger. Il serait jeté dans le lac, lesté d’une grosse pierre. Mario fut donc ligoté, placé dans un sac. Quels seraient les deux gaillards chargés de le balancer à l’eau ? Ce détail était d’importance, son fantôme pouvant revenir persécuter les exécuteurs. On décida donc de retourner à l’auberge pour délibérer. En laissant le condamné dans son sac, sur la berge.
Un gardien de cochons vint à passer par là. Mario l’entendit et se mit à crier :
- Je ne veux pas me marier avec elle ! Je ne l’aime pas !
- Qui donc dois-tu épouser ?
- La fille du notaire d’Ambri. Elle est belle, elle est riche, mais je n’en veux pas ! Ils m’ont mis dans ce sac et ont juré de ne m’en retirer qu’après que le curé aura béni le mariage. Ils me saisiront seulement la main pour glisser l’alliance à mon doigt. Je ne verrai rien…
- Et la fille du notaire aussi ne verra rien ! Dans ce cas, je veux bien prendre ta place. Les liens du mariage sont indissolubles…
- Ceux de ce sac le sont. Fais vite !
L’échange était à peine accompli que déjà les fermiers revenaient. Deux d’entre eux saisirent le sac. Le gardien de cochons ne dit mot, heureux de la ruse qui allait lui apporter un si beau parti.
À la une… À la deux… À la trois ! Le sac fit un gros plouf dans le lac et coula à pic.
Cette fois, les fermiers étaient tout à fait ivres. Ces aller-retour de l’auberge au lac, du lac à l’auberge, la mort du président, la perte du troupeau, ce Mario flanqué à l’eau : il avait fallu évacuer ces émotions avec pas mal d’eau-de-vie. Mais voyaient-ils double ? Mario justement, sur le chemin, avec une bande de cochons !
- Mario ! Tu n’es donc pas au fond du Cadagno ?
- J’y suis allé et c’est là que j’ai trouvé ces porcs bien gras. Vous auriez dû me jeter plus loin : au large, il y en a de toutes tailles, de toutes races… Des roses, des noirs, des bruns croisés avec des sangliers. Dès qu’ils m’ont vu, ils m’ont suivi comme des petits chiens. Si vous voulez de beaux jambons, vous n’avez qu’à faire comme moi !
Perdant l’équilibre, un des fermiers chuta dans le lac. Les autres crièrent :
- Il va attraper les plus beaux ! C’est pas juste ! Je veux ma part !
- Mois aussi ! Moi aussi !
Se bousculant pour ne pas être les derniers, tous les fermiers sautèrent dans le lac, barbotèrent quelques instants…
Et se noyèrent comme des idiots.
Quand on admire le Cadagno, enchâssé dans ses montagnes, on imagine sans peine que les moutons de la légende aient pu brouter au fond du lac. Car lorsqu’on regarde la rive opposée, on ne parvient pas à déterminer où s’arrêtent les pâturages, où commencent les eaux. Les deux verts se mêlent, l’herbe devient liquide, le lac devient prairie… Le Cadagno possède une particularité rare : ses eaux profondes contiennent du soufre, provenant de sources sous-lacustres. Comme ses eaux de surface, provenant du ruissellement des montagnes, ont une moindre densité, deux couches distinctes se superposent. Vivant à la limite de ces deux niveaux, une bactérie particulière, la Chromatium okenii, assimile le soufre, l’empêchant de remonter. L’abondance de cette bactérie filtreuse faisant le bonheur des poissons. Seul le lac de la Girotte, en Haute-Savoie, a la même biologie, précieuse pour la biodiversité.
"Suisse 26 cantons, 26 Légendes", Christian Vellas, Edition Slatkine, Genève
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