Full Sentimental, Sabine Dormond

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Ce recueil de nouvelles est dédié au fou, cet être fascinant, non par son déficit de bon sens, mais par le supplément d’intuition et de sensibilité qu’il est souvent amené à développer pour compenser les complications de son univers. En côtoyant quelques cas psychiatriques, j’ai eu le sentiment que certains étaient plus près de l’essentiel, qu’ils avaient un sens plus juste des priorités. L’exemple de Galilée, le mythe de la caverne de Platon ou les pratiques de l’Inquisition montrent bien qu’on désigne parfois comme fou celui qui en sait plus que les autres.



Certaines nouvelles de « Full sentimental » mettent en scène un narrateur en décalage par rapport à la société qui l’entoure. On peut effectivement se demander si le fou est bien cet être qui gravite dans une réalité étrangère au grand nombre ou si cet être ne serait pas le seul à avoir conservé un brin de raison. Si ce que la majorité désigne comme folie n’est pas en fin de compte une saine réaction à une réalité insupportable.

Dans l’ensemble, « Full sentimental » brosse toutefois un tableau plutôt inquiétant de la folie qui y prend souvent les traits de la dépendance : dépendance au jeu, à l’alcool, dépendance affective à l’autre. Mais aussi au travail, à son environnement ou à ses habitudes et intolérance à tout ce qui les perturbe.

La folie se manifeste également dans le progrès scientifique non maîtrisé et se décline sous forme de délire collectif, à travers les dérives d’une société industrialisée à outrance qui génère ses propres problèmes et y apporte des réponses totalement inadéquates. La production de masse implique toujours une perte de goût (fadeur et insipidité de la culture aussi bien que des produits agricoles) et amène à percevoir la diversité comme une menace.

Une mère folle de chagrin fait appel à un gourou en lien avec des puissances occultes peu recommandables… D’autres héros pètent les plombs face à un univers trop rural, un ordinateur trop en panne ou un voisin trop bruyant. La folie de certains personnages se révèle dans les accommodements avec leur conscience face à des actes aussi graves que l’homicide. « Ecologiste du troisième type » présente le fou sous les traits d’un psychopathe, totalement égocentré et imperméable à toute compassion, qui se convainc lui-même par la justification a posteriori de son acte au point de récidiver.

De la folie douce à la folie furieuse, Full sentimental propose ainsi 17 manières de l’envisager parmi beaucoup d’autres. Pourquoi 17 ? Peut-être parce que, pour reprendre les paroles de Hubert Félix Thiéfaine, « Le fou a chanté 17 fois… »

 

 



 
"Pris en flagrant délire" - Nouvelle incluse dans le recueil

 

 

J’ai pas forcément l’air vu du dehors, mais à l’intérieur, je peux t’assurer que ça déménage. C’est plein de petits lutins qui n’attendent que la tombée de la nuit pour sortir de leur tiroir comme des vers de pruneau que tu mords sans y penser. Et ça jase, et ça critique, et ça dénigre, et ça médit ! Une vraie pépinière de commères, mes petits ouistitis.

En principe, c’est toi qui commandes, mais t’es parfois couillonné. Tu sors lessivé d’une journée de boulot bien éreintante, avec juste ce qu’il te faut d’énergie pour envisager une soirée télé canapé qui te fasse pas trop crépiter le neurone, quand en voit-y pas un qui t’agrippe par la manche pile devant le pub. Il se trouve que t’as le gosier sec et poussiéreux. Tu visualises la blonde au rebord embué, tu te dis que tu l’as bien méritée, que le poison est dans la dose, pas dans l’unité et te voilà mon cochon accoudé au comptoir entre un pochtron et un souillon. Pour peu qu’un pote se pointe avant que t’aies éclusé ta mousse ou qu’un autre t’ait précédé et c’est le début de la fin. Les tournées s’enchaînent, les lutins se déchaînent. Sur le comptoir jonché de cadavres, le défilé de blondes se fait plus cadencé.

A l’intérieur, les sarcasmes fusent. Un triste luron t’accuse de lever le coude et tu lui écraserais bien ton poing sur sa tronche de blatte si tu pouvais l’extirper un instant de ta boîte crânienne. Un autre te prédit une cirrhose. Celui qui t’a agrippé la manche te suggère de passer aux boissons d’homme. Et de le voir lorgner ainsi sur l’abricotine te fait loucher. Il te susurre que c’est pas un petit verre de rien du tout qui va mettre au tapis un gars élevé en bourrique, en barrique à la coke et à l’infusion de datura.

Les autres lui disent de se la coincer. L’asticot s’énerve ; il s’empare d’une barre métallique et cogne à l’aveuglette sur tout ce qui passe à sa portée. Les autres se déportent et se crapahutent. Tu commandes l’abricotine, histoire de le calmer, parce que le petit furibard commence à te flanquer la migraine. Les autres vitupèrent de plus belle. Un salaud te traite d’alcolo. L’abricot te nettoie les tuyaux et agite ton petit monde intérieur.

Odieux hiver, au deuxième verre, c’est la débandade. Tout le monde se pisse derche se disperse, on t’intube on titube, on se cognac joint biture, on se cogne à la jointure, ambulance smur, on fonce dans le mur, t’allais par là déménage fricassée, t’as les parois des méninges fracassées, à ce stade, l’étroit ciel vert t’implose, le troisième verre s’impose. Le quatrième coup, c’est le coup du berger. Apprise indécente cuissette, après sa descente cul sec, plus un asticot qui t’emmerde, le troupeau se tient à carreau. Dans ta tête, tu n’entends plus que les sirènes de l’ambulance, cette fois ce n’est plus un lapsus, et quelque chose te dit que c’est pour ta pomme. Mais ce quelque chose n’est pas un lutin.