L’enfant de Mers el-Kébir, Sophie Colliex
Extrait
…Papa et Michel se rendent dans les collines pour choisir un sapin. Bien sûr, ce n’est pas un sapin comme ceux que l’on voit dans les livres d’images de France. A Mers el-Kébir, ce sont des pins que les papas s’en vont couper dans le Santon. Papa fixe son choix sur un arbuste bien touffu d’à peu près la hauteur de l’enfant. L’arbre de Noël prend place dans un coin de la cuisine. Moman saupoudre ses branches maigres d’une ou deux poignées de farine et de quelques boulettes de coton hydrophile pour imiter la neige. La mère et la fille disposent quelques boules et deux guirlandes scintillantes sous les yeux émerveillés de Michel. La crèche sera installée en l’absence des enfants, sous un guéridon recouvert pour la circonstance d’un napperon tombant jusqu’à terre. La famille la découvrira le soir de Noël, lorsque le voile se lèvera sur la cabane de bois façonnée par Papa pendant l’enfance de Joanno et Tessa.
C’est si beau ! La crèche repose sur des rochers de papier ciment. Marie et Joseph sont assis sous le toit en alfa de part et d’autre de la nacelle encore vide. Une rivière de papier d’aluminium coule en contrebas de la cabane. En attendant la naissance de l’Enfant-Roi, l’âne et le bœuf s’abreuvent à une mare constituée d’un bout de miroir brisé.
Pour la veillée, la mère a préparé le traditionnel schaleed de morue, car on ne mange pas de viande ce soir- là. Le bon pot-au-feu aux pignons qui mitonne depuis le matin dans la cocotte, c’est pour demain. La famille se rend à la messe de minuit. La foule des Kébiriens se presse sur le parvis de l’église. A droite de l’entrée, la crèche est brillamment illuminée. Michel dépose son obole dans le tronc des pauvres. Adossé au mur, l’enfant de chœur en plâtre dodeline doucement de la tête, comme pour remercier à chaque piécette tintant au fond de la tirelire qu’il tient entre ses mains.
Au retour de la messe de minuit, le petit garçon est autorisé à tremper un biscuit sec dans la liqueur de banane du père. Ses souliers neufs bien cirés ont pris place au pied du sapin.
Moman réprime un bâillement et se redresse tout à coup.
— Va te coucher maintenant, ordonne-t-elle. Il est très tard.
— Bah ! Michel peut bien rester encore un peu avec nous, plaide Papa en hissant l’enfant sur ses genoux. C’est Noël !
Moman toise son mari, sourcil froncé et bras croisés.
— Pepico, ne me contredis pas devant le petit. Tu sais que le père Noël n’aime pas du tout trouver les enfants debout. S’il voit que Michel n’est pas couché, il risque de s’en aller.
Terrifié à l’idée que Papa Noël, fâché, pourrait ne pas entrer chez lui, Michel se tortille pour échapper à l’étreinte du père et se précipite vers son lit.
Les premières lueurs de l’aube tirent l’enfant du sommeil bien avant le reste de la maisonnée. Il bondit hors du lit et s’avance devant le sapin. Le corps rose et potelé du Divin Bébé repose sur sa couche de paille. Le père Noël a déposé quelque chose pour lui: il y a un paquet entre ses deux souliers. Le cœur battant, les mains tremblantes d’excitation, Michel défait le papier brun et découvre une boîte en fer-blanc, très longue et plate. Le mot « Genève » est écrit sur le couvercle, juste en dessous du dessin représentant une très haute montagne, en forme de croc, couverte de neige. Retenant son souffle, Michel ouvre la boîte et écarquille les yeux. Il n’a jamais rien vu d’aussi beau. Des crayons de couleur neufs, à pointe effilée, fleurant le bois coupé, serrés les uns contre les autres, réalisent un savant dégradé de nuances. Les crayons roulent sous les doigts de l’enfant. Il n’a jamais vu autant de couleurs de sa vie. Dans la boîte, il y en a bien plus que n’en contient l’arc-en-ciel. Pas une couleur semblable à une autre. Ressemblantes parfois, mais... différentes. Le cœur de Michel se dilate dans sa poitrine, à la faire éclater. Des larmes piquent ses yeux, menacent de déborder, mais il ne va pas pleurer. Papa, Moman et Tessa, qui assistent à la scène depuis la porte de la chambre en souriant, ne comprendraient pas. Ils s’imagineraient que son cadeau ne lui plaît pas. Qui sait, peut-être pourrait-on le lui reprendre ? Il referme sa boîte, la serre contre lui. Un monde inconnu vient de s’ouvrir à l’enfant. Jamais il n’avait soupçonné l’existence de telles merveilles dans l’univers.
« L’enfant de Mers el-Kébir », Sophie Colliex, (éditions Encre Fraîche, Genève, mars 2015).