Nuits arc-en-ciel, c’est, pour le dire simplement, un couple, Emma, une secrétaire devenue aide-soignante, et Nathan, un professeur désemparé face à la maladie mentale de son épouse. Ils en ont vu de toutes les couleurs, le sombre et le lumineux.
« Vingt heures 24, en cellule
Salut le Chef,
Comment peut-on en arriver là, alors que tout tournait rond jusqu’à ce jour ?
Je n’ai pas changé moralement ; quant au physique, je suis une loque. Je t’écris en aveugle, mes yeux rougis au fer de la douleur ne me permettent pas de distinguer les mots que j’aligne. Te dire que c’est le Paradis, non. Ce serait mésestimer la souffrance morale et les effets provoqués par les médicaments. Ingurgiter une plus grande dose et je serais morte. Il faut si peu…
Lendemain matin, dix heures 23
Bien dormi, mais j’ai l’air d’une camé… sinon c’est bien… J’écris dans un état second
Emma »
(…)
A la lisière du bois, Nathan a rencontré un chevreuil au cours de sa promenade matinale, rituel jamais démenti depuis des années. Vision édénique, le jeune brocard, qui lorgne sur l’importun tout en continuant paisiblement à savourer les feuilles d’un gommier avant de disparaître dans la forêt d’un coup de rein souple, lui a paru un signe augural encourageant.
Nathan et son épouse ont rendez-vous avec l’interne du service, Célestine Mauricette, une Haïtienne binoclarde commise à la supervision d’Emma. Après avoir échoué contre les pratiques du vaudou et ne pas avoir rencontré d’adeptes de la psychanalyse systémique dans son Port-au-Prince natal, la jeune femme est revenue exercer au pays de sa formation.
- Je souhaite vous voir séparément. Madame d’abord.
Emma est venue à la consultation avec une lourde valise qu’elle a confiée à son mari. Dans la salle d’attente, Nathan se plonge dans la lecture d’une brochure destinée aux fumeurs désireux de quitter la dépendance au tabac. Il a grand peine à s’affranchir d’une femme échevelée venue en robe de chambre informe se tirer un café avec un jeton. En gardant obstinément la main dans la sienne, la résidente réitère sans se lasser la même formule qui se transforme en supplique
- Vous allez bien, monsieur Béranger… oui… vous allez bien, monsieur Béranger… oui… vous allez bien, monsieur Béranger… Vous n’avez pas une clope ?
Volontairement, il ignore l’arrivée du « demeuré de naissance » que ses compagnons d’infortune s’ingénient à faire chanter encore et toujours la même rengaine, ce qui les fait rire aux larmes parce qu’il grasseye : « Quand tout renaît à l’espérance, Et que l’hiver fuit loin de nous, Sous le beau ciel de France, Quand le soleil devient plus doux… J’aime à revoir ma Normandie ! C’est le pays qui m’a donné le jour… »
Vingt minutes plus tard, la porte s’ouvre :
- C’est à vous.
Dame Mauricette semble contrariée :
- Prenez place.
La Faculté tente de cacher son trouble en feuilletant le compendium des neuroleptiques et antidépresseurs, passant plusieurs fois de l’index des matières aux pages correspondantes :
- Cela suit son cours. Madame va mieux. Une section fermée la sécurise. Dans une quinzaine, elle pourra rejoindre son domicile. Le suivi peut être assuré par la clinique.
- Excusez-moi d’envisager les choses différemment. Vous avez sans doute remarqué qu’Emma est habillée pour sortir. Sa valise est prête. Elle est résolue à rentrer et vous ne pourrez pas l’en empêcher.
- Ah mon cher Monsieur, de quoi aurai-je l’air ? que dirai-je au colloque ?
- Vous vous débrouillerez, Madame. On ne pourra tout de même pas vous blâmer d’avoir obtenu des résultats positifs plus rapidement que prévu.
Nathan constate, soulagé, que la psychiatre n’oppose qu’une faible résistance. Le couple quitte la clinique en passant sous le porche qui donne accès au pavillon « Les Frênes », où Emma a séjourné de la mi-septembre à la mi-octobre. Ils croisent Hervé, barbe négligée à la Raspoutine, enfermé dans un mutisme absolu, reconnaissable de loin à son éternel imperméable beige délavé, quelle que soit la saison. Ils se dirigent vers le parc à voitures en laissant à main droite « Les Violettes », lieu dévolu aux ateliers et à l’art-thérapie. Nathan me peut s’empêcher de penser que d’autres appellations seraient plus conformes à la tragique réalité des « clients », comme on a pris l’habitude de désigner les malades : « Les Chrysanthèmes » ? « Les Saules Pleureurs » ? Il est hanté par le cauchemar de la nuit passée : « Emma, morte, m’est apparue dans un halo de lumière. J’ai vu noir, j’ai pleuré, j’ai rédigé un faire-part, j’ai songé aux possibilités de garder la défunte à domicile pour échapper à la morgue inhospitalière… » Il a pensé d’abord à l’angoisse. Mais il ne peut se défendre d’un autre sentiment. Dans le cauchemar de la mort de l’être cher nicherait un souhait refoulé.
(André Bandelier, Nuits arc-en-ciel, Editions des Malvoisins, chemin du Crain 203 N, 2902 Fontenais, www.malvoisins.ch, 2014, p. 105, 108-111)