Résumé
Matt Ryan est irlandais. Il est de ce pays de collines aux courbes douces, d’herbe verte et de mélancolie. Il est de ce pays de cris et de fureur où le sang coule à flots continus. C’est un homme de là-bas, un homme que les contradictions façonnent, un homme qui rit de malheur ou pleure de bonheur, un terroriste ou un homme rempli de douceur.
Pétales de cendres raconte une journée de cet homme. De l’aube au crépuscule, rythmé par les bêlements des moutons qui vont à l’abattoir, la plainte du vent derrière les fenêtres, les souvenirs que Ryan évoque pour son chien, le temps défile lentement, charriant dans ses rideaux de pluie ou ses rayons de soleil toutes les contradictions, les révoltes, les résignations, les menus bonheurs et les souvenirs terribles de l’Irlandais. Par les mots, Ryan le terroriste, à moins que ce soit Ryan l’homme doux, égrène un par un les instants de sa vie, remplissant de souvenirs les minutes de cette journée particulière.
Et au travers de ces minutes, les minutes du procès de sa vie, au travers de ses mots, on voit les nuages passer, laisser tomber leur eau et puis disparaître au loin, percés de rayons de soleil aussi fugaces que porteurs d’espoir. Quand la nuit tombera, Ryan le milicien devra absoudre quelqu’un. Ou bien, Ryan l’homme rempli de douceur, devra tuer quelqu’un.
Alors, au fil des pages, on se surprend à espérer, avec le chien, que le jour ne tombera jamais… Nicolas Couchepin
Extrait
« Lui, toujours lui, présent, omniprésent même, possessif. J’avais envie de le repousser, de me décoller de ses bras tentaculaires, de son haleine fétide. Mais je me montrais incapable de réagir, par peur de le vexer, par peur qu’il m’adresse le moindre reproche.
Pat se joignit à l’étreinte collective, en m’embrassant sur le visage. Nous n’avancions pas ! Nous revivions ensemble, encore et encore, cette terrible épopée de Belfast, impuissants à l’oublier, marqués à jamais par ses conséquences.
Ken me lâcha, enfin. Il disparut de notre vue quelques instants, avant de revenir muni d’un paquet sous le bras. Pat m’observait et me souriait, complice. Elle semblait si fière de son cadet. Le revers de sa main caressait mes joues et mes cheveux longs, comme elle seule savait le faire.
L’oncle me tendit son cadeau. Il était lourd. J’en déliai méthodiquement les nœuds les uns après les autres. Une boîte en bois apparut sous le papier d’emballage. J’en retirai le couvercle et découvris, complètement abasourdi, un Smith & Wesson, modèle M&P, flambant neuf.
Je fus tellement surpris de recevoir ce présent que je demeurai littéralement cloué sur place ! Je ne réalisais que partiellement la portée symbolique de cette arme. Je m’en saisis de la main droite, avant de faire pivoter le barillet de la gauche, machinalement, comme dans une scène de western. Il me fallut de longues minutes de cogitations personnelles pour me sentir moins désarçonné face à pareil présent. Cette arme allait conditionner ma vie, planifier les méandres de mon chemin à venir, sans que j’en mesure encore la portée.
L’oncle saisit mon désarroi. Intelligent et rusé, il en profita pour me redire à quel point il était important pour chacun d’entre nous de venger nos morts. Ken n’avait de cesse de revenir sur les mêmes rengaines, frappant de manière obsessionnelle sur les mêmes clous. Encore, et sans relâchement aucun, il insista : nous devions nous débarrasser définitivement de cette vermine de poseur de bombe. Il était essentiel de nettoyer par le sang le déshonneur ressenti, afin de pouvoir entreprendre les deuils du passé. Le rôle historique auquel il m’avait destiné était un cadeau de Dieu ! Tout était minutieusement structuré dans sa tête, rien n’avait été laissé au fruit du hasard.
L’Organisation connaissait son plan. John O’Grady, le commandant en chef, nous rencontra la semaine suivante. Par des routes de campagne détournées, Ken et moi arrivâmes à destination vers une heure du matin. Le dirigeant nous attendait sur le parvis d’une ferme retirée, sise dans les collines qui bordent le Lough Mask.
Le chef du mouvement politique me serra fermement la main, avant de me taper je ne sais combien de fois sur l’épaule ! Le ton était enjoué, décontracté. Après quelques instants, je suivis les deux hommes au sous-sol. Derrière une immense armoire, une porte discrète s’ouvrait sur un vaste local, bardé de photos d’attentats, d’articles de presse de quotidiens anglais et irlandais. Des drapeaux républicains surmontés de fusils-mitrailleurs, des grenades et de nombreux portraits de Bobby Sand habillaient les murs blancs. Toutes les dates importantes de l’histoire de la République d’Irlande étaient gravées sur une pierre polie, au cœur de la salle.
Chaque capture, chaque mort d’un ennemi important figurait sur une sorte de tableau de chasse en bois. Le portrait de l’adversaire était punaisé sur le dessus. Le lieu et la date de chaque capture ou assassinat étaient gravés sous la photo correspondante. Cette mise en scène était impressionnante pour un gars d’une vingtaine d’années. O’Grady me tendit une cannette de Murphy’s, accompagnée de quelques cacahuètes rôties. Puis, de manière solennelle, le militaire se positionna face à moi, droit comme un i. D’un ton magistral, il me balança sa foutue formule réchauffée, qui se voulait solennelle :
– Nous avons besoin de p’tits gars comme toi pour mener à bien notre combat. Tu écriras l’Histoire, celle qui porte un grand H. Ton courage et ta fierté d’Irlandais nous aideront à reprendre nos terres aux Anglais. Ta foi en Dieu donnera du sens à tes actes, à ta bravoure de combattant. Positionné au garde-à-vous, Ken jubilait de bonheur à ses côtés. Il se délectait des paroles de son chef, tout en hochant affirmativement de la tête. J’étais mal à l’aise devant ces deux hommes imposants, incapable de m’opposer à leurs volontés. J’aurais tellement souhaité la présence de ma sœur. Elle était la seule à comprendre mes hésitations, la seule à savoir que je ne désirais pas abattre qui que ce soit. Comment faire comprendre ma désespérance à cet oncle devenu si soudainement autoritaire, éminemment intelligent et manipulateur ? Les larmes qui dégoulinaient le long de mon nez furent comprises comme des larmes de joie, de fierté. Je portais bel et bien le label de l’Organisation, même si cet enrôlement forcé n’avait pas encore pris de véritable sens pour moi. Un homme d’une trentaine d’années nous rejoignit au centre du vaste local. Il s’appelait Randy. Il prit mes mensurations à la manière d’un couturier, avant de me demander ma pointure de souliers. L’homme se dirigea vers un petit local, retourna vers moi quelques instants plus tard. Il transbahutait dans ses bras musclés, un équipement de combat, des bottes en cuir et un béret en feutrine rouge.
L’oncle me pria de me revêtir de ce nouvel accoutrement. Je disparus derrière un parapet pour me débarrasser de mes vêtements de ville. Dans un tourbillon de contresens, mes émotions s’entrechoquaient les unes aux autres. Je me sentais décidément pitoyable et impuissant, pris au piège de ces trois mercenaires.
Que je le veuille ou non, la tenue de combat que Randy m’avait fournie me contraignait à devoir me fondre dans une nouvelle peau. Chaque petit bout de tissu enfilé traçait un peu plus mon destin, m’éloignant sans ménagement aucun de toute aspiration personnelle. J’aurais tant voulu hurler, vomir chaque parcelle de ma détresse sur leur visage de dominants. Mais la peur que m’inspirait l’autorité de ces hommes me liquéfiait. Paradoxalement, j’éprouvais une sorte de honte, en imaginant que je ne me montrerais pas à la hauteur de leur tyrannie.
Quelques instants plus tard, je me dévoilai devant eux, revêtu de mon nouvel accoutrement. Je retenais mes larmes, contenant du mieux possible les spasmes de désarroi qui cherchaient désespérément une porte de sortie. Ma mâchoire inférieure trépignait de rage, mais aussi de frayeur. Ken se saisit d’une tondeuse et se plaça derrière moi. Il m’ordonna de pencher ma tête vers l’avant et me rasa la nuque. Puis il s’en prit aux tempes, avant de finir sa sculpture par le haut du crâne. Je ne bougeais pas, dénichant dans ma haine la plus absolue le seul moyen de demeurer debout, vivant. Sans elle, je me serais vraisemblablement écroulé, puis disloqué. Ce cérémonial dura une éternité. Jamais le venin de la colère ne m’avait si intensément habité. Mutilé de toute liberté, je découvrais ce que signifiait la soumission à l’autre, à l’autorité. Une question insidieuse traversa soudain mon esprit ; mon père avait-il subi, lui aussi, le même sort que moi ? Ce père qui m’avait été décrit comme un homme doux, sans haine, ni animosité. Avait-il été piégé et manipulé par l’oncle, son aîné de quelques années ? Avait-il eu le choix d’appartenir ou pas au Mouvement ? Qui l’avait envoyé en mission quelques jours avant le drame de Belfast ? Qui lui avait demandé de ramener des renseignements sur les deux orangistes ? Peut-être avait-on voulu l’éliminer de peur qu’il ne trahisse un jour les siens ou, pire, qu’il renonce à sa mission. Avait-il passé, aux yeux de ses chefs, pour un militant trop tendre ?
Ken déposa la tondeuse au sol et se saisit d’un miroir. Il l’ajusta face à moi et attendit ma réaction. Ma colère et ma honte fusionnaient d’impuissance. Celui que j’observais dans le miroir venait de naître. L’ancien, l’étudiant bon teint, le pêcheur à la mouche, le petit-fils de Bradley, venait de disparaître à jamais.
Mes yeux effrayés tentèrent de sensibiliser le cœur de l’oncle. Ils lui demandaient de me libérer de ce cauchemar, de me désengager de ce combat. Ken ne sourcilla pas et me foudroya du regard. Le même que j’avais essuyé au cours de la rixe à Cross. Le militaire Ryan me glaça d’effroi. Celui que j’avais tant aimé dans mon enfance venait de mourir en même temps que moi. »
"Pétales de cendres", 2010, éditions LEP, le Mont-sur-Lausanne