Chapitre 1 - Extrait de Mort sur les docks
Le terrier écossais jappa et se dirigea en trottinant joyeusement vers la petite fontaine près du snack. La tenancière, une acariâtre sexagénaire aux cheveux en bataille et aux habits tachés de café, venait de fermer sa bicoque. Alberto l'avait croisée à l'instant au passage à niveau. Comme tous les soirs, elle rentrait dans son appartement. Lui, allait faire pisser son chien. Les chauves-souris baguenaudaient au-dessus des eaux, traquant le moustique sous le regard de marbre de Calypso. La statue de la déesse surveillait la petite place que seul le murmure de l'eau animait. A cette heure tardive, aucun mouvement ni aucun bruit ne dérangeait le silence du port au repos. Les grincements des lourdes grues sur leurs rails avaient cessé, la rumeur sourde des diesels s'était tue et les gros containers ne résonnaient plus de leurs transbordements bruyants.
Le terrier posa ses pattes antérieures sur le mur de pierre et lapa l'eau un instant. Puis il démarra en trombe en direction du fleuve, à deux cents mètres de là. Un lampadaire faiblard le suivit un instant, puis renonça. Jimmy disparut dans la nuit.
Alberto appela son chien. « Saloperie de clébard, il n'en fait qu'à sa tête ! ». Il siffla, sans succès, se dirigeant à son tour vers la berge. Il s'immobilisa soudain. Il lui semblait avoir entendu un cri. Il accéléra le pas, passa sous le halo anémique de l'ampoule et fut happé par le noir. Il sortit une cigarette d'un paquet fripé et l'alluma, inspirant à pleins poumons la première bouffée. « Jimmy ! » appela-t-il à nouveau. Il tendit l'oreille et perçut alors la course des petites pattes sur le bitume. Le chien arriva si vite qu'il faillit se fracasser contre ses jambes. La petite bête tremblait de tous ses membres, comme si elle avait vu le diable. « Eh ben, andouille, t'as vu le monstre du Lochness ? – lâcha Alberto en se penchant, plantant presque sa clope dans la truffe du terrier. Il le caressa pour le rassurer, mais se redressa aussitôt vivement. Il venait à nouveau d'entendre quelque chose. Cette fois, c'était bien un cri, il en était sûr. Il provenait d'une cinquantaine de mètres de là, d'un endroit qu'Alberto situa aux abords de la grande grue. Tout était plongé dans l'obscurité. Il se rapprocha du parking au bord du quai, dont la rambarde dominait le bassin principal intérieur, là où sont chargées et déchargées les matières premières. Une seule voiture stationnait là à cette heure tardive. Une vieille Kadett, verte et rouillée, appartenant à un employé du port.
Alberto tenta de scruter la zone d'où était provenu le bruit. Mais aucune lumière ne trahissait quoi que ce soit. Il écouta attentivement, mais rien, excepté le clapotis des eaux sales contre les parois du bassin, ne parvint à ses oreilles. Il allait abandonner, se disant qu'il avait rêvé. Il regarda Jimmy. « Tu n'as rien fumé pourtant, toi… ». Il s'éloigna en pestant. « On rentre ! » intima-t-il au chien. Mais un nouveau cri déchira le silence. Comme une longue plainte, qui dura deux ou trois secondes, decrescendo, pour expirer dans un râle. Tous deux stoppèrent en même temps, pétrifiés. Alberto en avala presque son mégot.
– Putain de bordel de merde ! C'était quoi, ça ? fit-il à Jimmy, qui déjà s'était réfugié dans les jambes de son maître. Il se baissa et prit le museau de Jimmy dans ses mains.
– Qu'est-ce que tu as vu là-bas, hein ? Qu'est-ce qui t'a fait peur ? On dirait… on dirait que quelqu'un a un problème, non ?
Alberto rassembla ses esprits. Penser d'avoir affaire à un truc louche n'était pas fait pour le rassurer. Il réfléchit rapidement. Pour une fois, ses facultés intellectuelles, d'ordinaire enfumées par les joints, se mirent en débit haute vitesse. Il devait réagir, et il fallait faire vite. Il n'avait que deux possibilités : soit il prenait le large, soit il allait y voir de plus près. Il eut envie de déguerpir, mais se ravisa. Si réellement quelqu'un avait besoin d'aide, il y aurait non-assistance à personne en danger. En outre, il n'avait pas de téléphone portable et nulle autre âme que lui n’était dans les parages… Pas vraiment le choix !
En jurant, il se dirigea vers l'endroit d'où les bruits avaient semblé provenir. Il s'engagea sur le long quai du bassin, qui plongeait dans le fleuve cinq cents mètres plus loin. Là-bas, à son extrémité, s'élevait la haute silhouette fuselée du monument célébrant les trois frontières. Alberto longea le Innuendo, une péniche amarrée depuis plusieurs jours – il avait déjà repéré l'avant-veille la grosse voiture jaune perchée à son sommet. Il prit dans ses bras Jimmy qui tremblait comme une feuille et gémissait. « Ta gueule, bon sang ! » fit-il à voix basse, marchant le long du bateau. La carcasse noire bringuebalait doucement dans le remous sombre et huileux de l'eau. La ligne de flottaison indiquait que le bateau était déchargé. Sans doute repartirait-il demain ou après-demain, les cales pleines et le pont chargé. Alberto continua et s'approcha de la grue. Il regarda en l'air. L'énorme mâchoire était au repos et les rails libres encadrèrent un instant la lune montante.
Une autre plainte, si étouffée qu'il n'aurait pas pu l'entendre auparavant, parut ramper jusqu'à lui, sourdant d'entre les parois des containers entassés sur sa gauche. Il regarda dans cette direction. Sur un vaste emplacement triangulaire, délimité par le bassin, le fleuve et la route, des centaines de ces grosses boîtes métalliques, de toutes couleurs, aux inscriptions variées, aux alphabets inconnus, aux chiffres énigmatiques, le regardaient d'un air goguenard, comme si elles le défiaient. Il sentit confusément qu'il allait renoncer et s'enfuir. Avertir la police ? Peut-être était-ce plus raisonnable…
«Mort sur les docks», Alain Freléchoux, (éditions Cabédita, 2016).