Frédéric Pajak, Manifeste incertain, vol. 9

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Editions Noir sur Blanc, 2020, 348 pages

 

Le projet de l’écrivain franco-suisse Frédéric Pajak est unique : franchissant les frontières entre les arts, il dessine un parcours autour de l’incertitude. Il s’en explique dans l’introduction du neuvième volume de son Manifeste incertain : « Compte tenu d’un temps préalable de rêverie et de fermentation, presque dix ans m’auront été inévitables pour achever le Manifeste incertain. Est-ce ainsi que je suis venu dire quelque chose en ce monde ? Peut-être, ou sans doute, et au moins dans ce temps imparti, j’ai voulu ébaucher une sorte de paysage d’un sentiment familier et secret : l’incertitude. » Le terme choisi ici, « paysage », indique bien qu’il s’agit d’une entreprise ambitieuse, d’une vue d’ensemble qui lui a permis de réunir, autour d’un angle philosophique, des « ratés magnifiques » : « Les destins que j’ai sollicités, je ne les ai pas choisis : ils se sont imposés à moi au hasard des lectures et des rencontres. Hasard ? Certes. Mais ils ont en commun d’avoir été un temps ignorés de tous. Ratés magnifiques, ils ont été vengés par la postérité. Walter Benjamin, Vincent van Gogh, Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva. ». Ainsi chaque volume est un « récit écrit et dessiné », empruntant tantôt les chemins de la biographie tantôt ceux de l’autobiographie pour lier un lieu et un écrivain. Dans le volume sur Van Gogh (Manifeste incertain, 5, 2016 ), Pajak parle peu de lui, il déroule la vie du peintre, le suivant de sa Hollande natale, de Londres à Paris jusqu’à Arles, sensible à une vie qui témoigne de « cette part blâmée de l’humanité » et à une œuvre marquée par « l’étincellement ».

 

 

Le dernier volume est moins linéaire, il ne suit pas la chronologie et fait souvent référence à l’actualité – la crise des Gilets jaunes entre autres. La part autobiographique, plus importante, évoque les lieux habités par Pajak au moment où il écrit, le « fin fond de la province » de France, pour remonter jusqu’aux souvenirs d’un jeune homme tenté par l’anarchie et par le suicide, cherchant sa voie entre la Chine et le Sahara. Le cœur du livre est occupé par le récit de la vie de Fernando Pessoa (1888-1963), liée de manière consubstantielle à la ville qu’il incarne, Lisbonne. Pajak s’arrête sur des détails très significatifs : Fernando naît en Afrique du Sud, est partagé entre deux langues et a le sentiment de vivre en exilé au Portugal ; il supprimera l’accent circonflexe de Pessôa – qui signifiera dès lors « personne ». Ensuite suivront les célèbres hétéronymes choisis par l’auteur pour incarner des personnalités différentes d’écrivain. De son vivant, Pessoa mène une vie très modeste de fonctionnaire, sombre dans l’alcoolisme et publie très peu. Il laisse dans une malle des textes inaccomplis…. Ces manuscrits repris, fragments recomposés, paraîtront sous un titre, Le livre de l’intranquillité, qui deviendra la signature de l’écrivain portugais pour lequel, « le véritable et noble destin d’un écrivain, c’est de ne rien publier » (p. 146). Pajak toutefois n’idéalise pas la figure du génie méconnu et ne cache ni sa peur de l’amour (avec cet aveu déchirant : « J’aimerais aimer aimer », p.239), ni les aspects moins séduisants de l’écrivain, en particulier sa haine de la démocratie et son antiféminisme (p. 151).

 

Photo de Pajak

                                                                                

                                                                                                                             Frédéric Pajak: image tirée du livre

 

Parfois, le dessin illustre le récit, parfois il n’a rien à voir avec lui. Il est tantôt réaliste, tantôt poétique en disant autre chose que ce qu’il montre. Le tout relève d’un montage subtil, parfois énigmatique – plus exactement « incertain », comme dans les portraits du Christ calqués sur des tableaux de peintres connus qui closent le livre : le fils de Dieu est-il mort, est-il « condamné à errer lui aussi sur la terre, jusqu’à la fin des temps », est-il passé dans le chef indien dont les yeux inquisiteurs interrogent le lecteur ?

 

La tentative réussie de Pajak de faire revivre des « ratés magnifiques » rejoint celle d’archivistes qui restaurent avec ferveur des « vies oubliées » (c’est le titre du récent livre d’Arlette Farge) ou celle de Gaëlle Josse qui restitue dans Une femme en contre-jour (Noir sur Blanc, 2017) la trajectoire de Vivian Maier, photographe de génie, qui a fait de l’effacement une manière d’être : elle avait déposé dans des malles, comme Pessoa l’avait fait pour ses manuscrits, des milliers de pellicules jamais développées ; elles furent retrouvées par miracle par un amateur de brocantes.

 


Dans le dernier volume du Manifeste incertain, perce discrètement ce que Louis-Ferdinand Céline appelait « l’amour de la vie des autres ». Le démenti contre l’incertitude, c’est l’hommage que l’auteur rend à des chers disparus : le frère, dont la mort est évoquée par le dessin d’une galaxie ; la mère, dont la disparition entre en résonance avec celle de la mère de Pessoa; l’ami, le dessinateur Mix & Remix…

 

Frédéric Pajak a récemment obtenu le Grand Prix suisse de littérature 2021 pour l’ensemble de son œuvre. Lire le  communiqué.

 

 

 

Extraits

 

 

« Je suis venu de bon matin, non pour porter le glaive, non pour ramener la paix, mais pour jeter le doute, pour ébranler les oui et les non. Entre l’affirmation péremptoire et la négation obstinée, il y a toujours une hésitation bonne à surgir, telle une profonde fissure après un grand tremblement de terre. » (p. 51)
 

 

« Dès que j’aperçois un homme – ou une femme – pétri de convictions, je m’enfuis. » (p. 56)

 

 

« Longtemps j’en ai voulu à Pessoa d’être à ce point détaché de ses semblables, de se montrer inhumain, désincarné, étranger à tous comme à lui-même. Je lui en ai voulu de flatter le néant. Son art de la fatalité m’exaspérait. Mais il a donné raison à ces rues que caresse le soleil de janvier, il a circonscrit son territoire, le nourrissant et l’animant de sa saudade (….) Je me sens ici comme chez moi, étendu sur le canapé du désespoir. J’ai échappé à la mort par suicide plusieurs fois. La vie a voulu de moi. Ce n’est qu’à soixante-quatre ans que je mesure quelle est ma destinée, et combien j’ai eu besoin de toutes ces années pour goûter enfin à des poisons enchanteurs, plus enivrants que les liqueurs douceâtres de ma jeunesse. » (p.334)

 

 

Recension et références bibliographiques par Pierre-François Mettan