Slatkine 2020
Un titre qui intrigue. Qui est donc Elisabeth H. ? C’est pour répondre à cette question que Martine Ruchat vient de faire paraître un essai salué par le Prix de l’Essai de la Société genevoise des écrivains. Un livre de belle facture, publié aux Editions Slatkine.
Au fil de 232 pages, l’auteure nous fait cheminer aux côtés d’une femme qui n’a pas accepté de faire taire ses aspirations. Après une 1ère année d’enseignement aux Cernets, Elisabeth a déjà envie de voir autre chose et démissionne. Mais le sort de ses petites élèves la rend pensive. Sans doute épouseront-elles un camarade de classe et, destinées à servir, elles connaîtront une vie sans joie… Une conférence de la féministe Nelly Roussel à Lausanne renforce les convictions d’Elisabeth : les femmes doivent disposer de leur esprit, de leur indépendance économique et de leur corps. Quand paraît un article raillant les positions de l’oratrice, Elisabeth ne craint pas de prendre la plume pour la défendre !
A la sortie de ses études, Elisabeth avait rêvé d’aller enseigner le français dans une « école nouvelle » en Allemagne. Mais ce n’est qu’en 1915 qu’elle peut enfin réaliser ce rêve et rejoindre l’Odenwaldschule de Paulus Geheeb. Dans cette école, les élèves participent activement à leur formation et bénéficient d’un enseignement individualisé, axé sur leurs centres d’intérêt, et touchant tous les domaines, aussi bien intellectuels, qu’artistiques, physiques, manuels ou sociaux. Rien à voir avec la routine des institutions officielles et sclérosées qu’a connues Elisabeth jusque-là ! De retour en Suisse après trois ans, elle cherchera à appliquer les principes de l’ « école nouvelle » malgré la résistance des milieux pédagogiques. Heureusement que les choses bougent à Genève avec l’Institut J.J. Rousseau, la future Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation !
Pendant toutes ces années, Elisabeth n’a pas résolu son dilemme intérieur : comment concilier amour et réalisation personnelle ? Influencée par le Cantique des Cantiques, la jeune femme a une conception si idéale de l’amour qu’elle ne peut être que déçue. Et puis il y a cet « esclavage domestique » dont elle ne veut pas. Aussi repousse-t-elle plus d’une demande en mariage. Définitivement célibataire, elle continue d’écrire - une activité qu’elle a exercée dès son plus jeune âge - et se consacre à l’éducation et à la défense des femmes.
Mais pour elle, les valeurs féminines ne sont pas l’apanage des femmes. Elles peuvent également s’exprimer chez l’homme. Elle ne parle plus dès lors de soumission, mais d’égalité et de complémentarité : « Les mathématiques, les sciences, la politique, les métiers et les applications techniques sont au-delà de la différence des sexes. Il en est de même de l’éducation, de l’amour et de l’art. »
Dans son essai, Martine Ruchat ne s’est pas contentée de présenter les grands courants pédagogiques du 20ème siècle en suivant le parcours de son héroïne. Ayant lu ses Mémoires, elle nous plonge dans l’intimité d’Elisabeth et nous dévoile ses états d’âme, ses aspirations profondes, ses désillusions, son questionnement… Dès les premières phrases, elle dresse un portrait saisissant de la jeune femme. Tout y est. Encore peu sûre d’elle, la nouvelle institutrice est sur la défensive, les mains entourant son sac de voyage bien serré contre elle. Une timidité que démentent cependant son allure fière, son port de tête, ses cheveux relevés en chignon et son chemisier fermé jusqu’au menton. Révélateurs aussi d’un certain « puritanisme », décrétera un de ses mentors. Mais déjà, le front collé contre la vitre, Elisabeth se révèle curieuse et avide de découvrir le monde, comme le prouveront ses nombreux séjours en Allemagne et en France.
Dans un style fluide, Martine Ruchat sait éveiller chez le lecteur de l’admiration pour le courage réformateur et la ténacité de son héroïne, mais aussi une certaine compassion, car malgré tout il n’est pas sûr, comme se le demande Elisabeth, que « le travail, la musique et l’amitié suffisent à une vie de femme. »
A la sortie de ce livre, comment se reposer sur ses lauriers ? Le combat d’Elisabeth n’a rien perdu de son actualité. Malgré les réformes, le système scolaire conserve bien souvent sa rigidité et son inadéquation aux besoins des élèves. Quant aux femmes ? L’égalité des sexes est encore loin d’être acquise et si Elisabeth vivait encore, elle aurait sans doute été l’une des initiatrices du mouvement #MeToo .
Recension Danielle Berrut