L'Adieu à Saint-Kilda
Eric Bulliard, roman historique, Edition de l'Hébe, 2018
C’est l’incroyable histoire d’un peuple méconnu, d’une poignée d’hommes et de femmes agrippés à leur terre natale, Saint-Kilda, archipel écossais perdu au milieu de l’Océan Atlantique. Et celle de Hirta, sa principale île, là où se joue la vie toute tracée de cette population minoritaire venue du fond des âges. Isolés de tous et de tout, coincés entre les vents, les pluies glaciales et les terribles tempêtes, ses membres survivent grâce à leurs moutons et à quelques produits du sol. Mais l’essentiel de leurs ressources sont les oiseaux de mer habilement chassés par les hommes. Combien de temps tiendront-ils encore sur une terre si ingrate, face à une nature si hostile ?
Éric Bulliard, nous emmène dans une aventure humaine inouïe et bouleversante, un récit de volonté et de courage époustouflants. Il nous raconte comment ces êtres tenaces se battent ensemble, unis contre l’attaque quasi quotidienne des éléments, comment ils restent fiers malgré leur dos courbé, comment ils résistent et se cramponnent à leur existence, à leur coin de vie, parce que c’est là qu’ils se sentent libres !
Un style accrocheur, un phrasé captivant, un récit parsemé de mots forts et percutants, voilà les ingrédients idéals choisis par l’auteur pour nous plonger au cœur même de cette île indomptable. Est-ce son voyage, là-bas dans les Hébrides, loin d’un monde « sécurisant », qui l’a aidé à nous communiquer avec tant de justesse le quotidien rude de ces gens, à nous faire partager son admiration pour eux ?
Un roman intense qui parle au cœur et nous renvoie à notre petit confort, parfois un peu trop douillet, une saga qui nous reste en tête bien après l’avoir lu…
Recension: Marylène Rittiner
Extrait, pages 51 (Approche de l’île)
Soudain, cette face sous nos yeux. Non : sur nos yeux, enfin au-dessus de nos têtes en tout cas. Cette roche verticale, dont le sommet se perd dans le brouillard, blanchie de guano, traversée d’oiseaux en tous sens. Leurs cris se faufilent entre le vacarme du moteur et les flots. Les plumages des fous de Bassan, si blancs qu’ils paraissent illuminés de l’intérieur, tournoient de tous les côtés. Les hurlements, piaillements, trilles ou tout ce que vous voulez des mouettes, goélands, colombes, albatros ou je ne sais quoi - des oiseaux blancs, majestueux, immenses, partout - donnent le vertige. De la vie, enfin, après des heures de gris et de chocs sourds contre les vagues.
J’imagine l’angoisse, à l’époque, à ce moment précis, quand approchait le premier bateau du printemps et que l’équipage ne savait pas dans quel état allaient se trouver les survivants de l’île, parce qu’il est bien question de survie, vous savez, ce n’est pas une vie, là-bas, vous ne vous rendez pas compte, très chère. Ils attendent seulement qu’un jour chasse l’autre, les animaux comme les hommes. Ils ne pensent qu’à trouver de quoi manger pour tenir jusqu’au lendemain. Et nous, les premiers marins du premier navire de l’année à leur apporter de la nourriture, nous ne savons jamais comment était leur hiver. Terrible, sans doute, bien sûr, mais terrible comment ? Parce qu’il n’a rien à voir avec celui de Glasgow ni même d’Oban ou d’Ullapool. Eux, l’hiver, ils se le prennent en pleine face, en ligne droite du Canada. Pas tellement de neige, non, le vent ne le permettrait pas, c’est lui le patron, là-bas. Mais des orages que vous n’imaginez même pas, des rafales qui emportent les moutons assez téméraires pour refuser de s’abriter dans les cleits et qui vous empêchent de sortir pendant des jours, des pluies démentielles qui creusent des torrents à travers le village, des vagues dures comme des falaises, que l’on entend claquer à des kilomètres. Voilà à quoi doivent ressembler leurs hivers, d’après ce que nous ont décrit les prêtres, les instituteurs, les infirmières assez fous pour les affronter au milieu des natifs. Les Saint-Kildiens n’auraient même pas l’idée de raconter. Quel intérêt ? Eux n’affrontent pas les hivers, ils vivent avec. Ils font corps, se ferment et les laissent glisser, attendant que passent ces nuits où hurlent les tempêtes, en se réchauffant à la lourde fumée de tourbe. A peine quelques prières pour demander une protection qu’Il va de toute manière nous accorder : Il a décidé que nous devions vivre ici, Il ne va pas nous laisser tomber maintenant, alors acceptons cette épreuve, nous l’avons méritée.