Béatrice Riand

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« Au pays du chocolat, les femmes mangent encore du pain amer »

 


Béatrice Riand a été harcelée durant près de cinq ans par son supérieur hiérarchique, directeur de l'établissement dans lequelle elle enseignait. Profondément marquée par cette épreuve, elle se raconte aujourd'hui dans un livre: "J'aurais préféré Baudelaire heureux".

 


Le harcèlement, un véritable meurtre psychique

 


Je suis binationale, Valaisanne mais aussi Catalane, et donc trilingue. D’aussi loin que je me souvienne, les mots ont dansé autour de moi, toujours dans une mélodie différente. J’ai grandi le nez dans les livres … à 11 ans, je lisais Tolstoï, fascinée par le destin tragique d’Anna Karénine, ou alors Treblinka, terrifiée par les horreurs que peuvent commettre les loups. L’enfant qui s’ennuyait à l’école s’éveille enfin après une rencontre avec un professeur passionné,  qui me présente à des concours littéraires et m’engage dans l’écriture. J’aime les mots et leur musique, c’est donc très naturellement que je me tourne vers des études de littérature et de psychologie. J’aime les jeunes aussi, leur énergie comme leur insolence. Je deviens à mon tour un professeur pleinement investi dans sa mission de transmission.

 


Tout semble parfait, n’est-ce pas, pourtant rien ne l’est. Je suis une enfant non désirée, qui a toujours souffert de la colère sourde de sa mère. Qui ne trouve pas sa place dans une famille qui ne la comprend pas, ne la soutient pas. Tu es un problème, tu es le problème. Lorsque qu’adulte je me trouve confrontée à un supérieur hiérarchique qui me harcèle, sexuellement, psychiquement, moralement, les traumas de l’enfance ressurgissent. Tu es un problème, tu es le problème, ta place n’est pas ici.

 


Pourtant, même si à l’intérieur je me désintègre sans même le comprendre, sans même le savoir, je me dresse contre les comportements inadéquats, les remarques sexistes. Je refuse l’autoritarisme, le manque de collégialité, les menaces, les pressions, les contraintes,  les abus de pouvoir et j’en passe. Je lutte debout alors que je suis à genoux.

 

Dans cet établissement, l’humanisme l’emporte sur l’opportunisme : l’immense majorité de mes collègues me soutient. Après avoir pris la co-présidence du syndicat cantonal des enseignants du Secondaire II, je crée avec mes collègues un syndicat interne à l’école qui dépose une plainte administrative à l’encontre du directeur. Une enquête disciplinaire aboutit à la conclusion qu’il s’est effectivement livré à des actes graves et répétés de harcèlement à mon endroit, ce que reconnaîtra par ailleurs l’Etat du Valais. Le directeur est « démissionné ».

 

« Démissionné » et non pas renvoyé avec fracas, ce qui le confortera dans une position victimaire. Il dépose alors trois plaintes pénales à mon encontre, et c’est un nouveau cauchemar qui commence. Dans les tribunaux. Devant des juges qui souvent méconnaissent le phénomène et multiplient les expertises psychiatriques à la demande de mon agresseur. Après le meurtre psychique, le viol intérieur.


Dix ans de procédure n’aboutiront à rien, ni sur le plan pénal ni sur le plan civil. La Suisse est en retard sur ses voisins et ne pénalise pas le harcèlement. Circulez, il n’y a rien à voir. Au pays du chocolat, les femmes mangent encore du pain amer.

 

 


Un long chemin à parcourir

 


Le harcèlement brise des mariages comme des vies. Je n’ai pas échappé à la règle : je n’ai reçu que peu de soutien de mon premier mari, que j’ai fini par quitter. Et puis arrive le voleur de mots. Celui sur lequel j’ai pu m’appuyer. Mon avocat, mon roc, mon second mari qui me donne deux filles. Celui qui comprend ma peine, mon indicible chagrin lorsque je perds un jumeau parce que je m’écroule quand j’apprends que je suis poursuivie par la justice. Celui qui m’emmène voir un médecin et parle à ma place parce que les mots ne m’habitent plus, parce que même si je semble fonctionner tout est au point mort.

 


Je perds mon identité, je ne peux plus travailler, je végète, je deviens la « femme de ». Je souffre mais je crains l’effondrement total si j’en parle, alors je me tais. Je me tais pour porter le masque qui me permet d’élever mes enfants dans un éternel faux sourire qui ne les convainc guère. Et puis, soudain, un reportage attire mon attention. Un psychiatre genevois s’exprime sur les ravages psychiques du harcèlement. Il me rassure. Oui, le corps a tout pris, mais la tête est là, les mots sont encore là. Oui, il faut que cela s’arrête, cette guerre dans le corps et ce corps qui crie. Il faut parfois revenir au point de départ pour bien comprendre la fin. Je l’écoute sans l’entendre, sans vouloir le comprendre, votre enfance vous a fragilisée. Vous n’êtes pas un problème. Reprenez-vous, vous êtes en train de mourir de chagrin, c’est grave. Vous n’êtes pas en faute, vous n’êtes pas responsable. Peu à peu, il me déculpabilise, et soudain c’est là. Il réussit. Lentement, il me ramène vers l’écriture et me réconcilie avec les mots.

 


Du harcèlement à l’écriture

 


J’écris alors un roman autobiographique, J’aurais préféré Baudelaire heureux. Ce n’est pas un exercice thérapeutique, non, j’ai fait mon deuil de ce que j’étais pour accueillir celle que je suis. J’écris pour témoigner parce que si on parle souvent de harcèlement on méconnaît encore ses mécanismes pervers et les terribles conséquences qui en découlent. Mais ce livre est aussi un chant d’espoir. Une formidable histoire d’amour avec une villa des années 30, véritable personnage de ce roman, magnifique ruine qui a survécu à la guerre civile et que j’ai rénovée durant ces deux dernières années. Je l’ai reconstruite. Je me suis reconstruite. C’est là-bas que j’écrirai mon prochain roman. Près de la mer.

 

Béatrice Riand, février 2019